Zoulikha Bouabdellah : Faire peau neuve
lilia ben salah est heureuse de présenter Faire peau neuve, une exposition personnelle de l'artiste franco-algérienne Zoulikha Bouabdellah, du 8 février au 18 mars 2023. L'exposition, intégrant pour la première fois la pratique du dessin chez l'artiste, rassemble un corpus de nouvelles pièces réunies autour des notions de curation et de désir.
L'œuvre de Zoulikha Bouabdellah (1977, Moscou, vit et travaille à Casablanca et Montréal-du-Gers) se déploie sur de multiples supports (collages, photographies, films, installations, texte). Diplômée de l'Ecole de Paris-Cergy, l'artiste développe une pratique puissante traitant des archétypes sociaux-culturels et des représentations dominantes, notamment celle des corps féminins dans la culture patriarcale. Tentant de déconstruire les standards, sa pratique interroge la construction des images, le désir et les conflits qui en découlent, ainsi que la mise en place d'icônes contemporaines. Pour Faire peau neuve, la pensée de l'artiste se tient au plus près des écrits de Gaston Bachelard et son ouvrage "Poétique de l'espace", dans lequel le corps est habitant et habitacle. Au-delà de toute binarité ou essentialisation de l'autre, il s'agit de faire lieu.
Zoulikha Bouabdellah a "grandi au musée". Fille de la directrice du Musée des Beaux-Arts d'Alger, l'enfant arpente les salles où les peintures d'art occidental classique et moderne composent son familier. Un décor qui ne ressemble pas à la vie du dehors, celui de la ville algérienne dans laquelle les corps ne sont pas exposés. C'est dans cet ailleurs apprivoisé que Zoulikha Bouabdellah, qui grandit à Alger pendant la "décennie noire", celle de la guerre civile des années quatre-vingt-dix, découvre avec l'art la notion de bien commun.
Faire peau neuve présente une première série de douze dessins Sang d'encre dans lesquels l'artiste explore les qualités de l'encre et du papier de riz. L'expression dix-huitièmiste "se faire un sang d'encre" vient de l'époque médiévale où l'on saignait pour soigner les malades dont le sang était trop foncé. Ce "mauvais sang", couleur d'encre, est ici saisi par Zoulikha Bouabdellah comme signe d'une réparation souhaitée. La surface écranique1 du papier est usuellement support de texte qui, hors poésie, est signe tant d'émancipation que colonial, car produit par extraction de la forêt c'est-à-dire du monde habitable. C'est par écorchage extractiviste2 que le papier existe et fait support. Zoulikha Bouabdellah travaille le papier de riz qui reste porteur de cette symbolique, en tant que surface d'où remonte l'image. Celle-ci est réalisée par l'apport du trait, signe produit par l'humain n'existant pas dans la nature. Cette épistémè blanche ou "pensée imprimée" du papier est significative ici : l'artiste fait littéralement la peau à la violence des codes et standards établis par la capitalocène3. Cet acte de déconstruction peut être lu comme métaphore d'une détérioration sociale autorisée.
Par le biais de citations iconographiques à l'art antique occidental (notamment issues des "Métamorphoses" d'Ovide), la série de dessins renvoie à des sujets universels comme l'amour, le désir, la mort. Hercule dont la virilité semble perdre pied dialogue avec des odalisques aux corps déconstruits, face à Antiope dont l'âme se détache du corps à mesure que Zeus la touche. De dimensions panoramiques, rappelant le seize-neuvième cinématographique ou l'immersivité des "Nymphéas", les dessins sont en deux dimensions : la pâte de riz se fripe sous l'encre de manière incontrôlée, pour finir par ressembler à une peau. Celle de la main de l'artiste au travail, plus encore celle du moi-peau, concept construit par le psychanalyste Didier Anzieu pour qui " tous les processus de pensée ont une origine corporelle." La peau, par ses propriétés sensorielles, garde un rôle déterminant dans la relation à l'autre. Zone de contact, membrane-seuil séparant et reliant à la fois l'intérieur et l'extérieur du corps est, au même titre que les dessins exposés, tenant lieu de maison. Le fil d'Ariane déroulé par Zoulikha Bouabdellah par ces corps façonnés - femmes, hommes ou hermaphrodites (corps-endroit de naissance des genres) se déploie ici à l'image des figues de Barbarie que l'encre fait saigner. Il évoque dans le même temps la consommation d'un désir jamais assouvi, dérangé, empêché. Cette soumission au regard nous place en situation de regardeur.ses, au cœur-même du processus de création des mécanismes de pouvoir.
La question du soin à apporter à l'autre (Les raccommodeuses), le barbare 4 c'est-à-dire l'autre est également évoquée au sous-sol de l'exposition, dans les tirages photographiques (Mise en abîme). Si le noir et blanc renvoie à l'archive (procédé exploité par Picasso dans Guernica par exemple), les compositions d'objets-vestiges, inventoriés ici à la manière muséographique, font bien événement : la technique de l'assemblage devient miroir d'une archéologie sociale construite sur notre propre idolâtrie. L'anamorphose du papier replié, qui rappelle celle du tableau pré-renaissance Les Ambassadeurs d'Holbein, renforce cette idée par le registre métaphorique.
L'exposition nous parle de la violence appauvrissante d'une société hédoniste qui cultive le plaisir permanent, empêchant l'indépendance des corps. L'espace des genres sur lequel travaille Zoulikha Bouabdellah est celui d'une non-binarité, du trans. Celui du "et", cet entre-deux dont parle Deleuze à propos de Godard et son art du montage, comme dans les collages de la série Fils rouges qui devient lieu d'une possible décolonisation du regard. Par le biais d'une esthétique réparatrice, l'exposition serait plus que surface sociale lieu de réparation. La femme, comme l'odalisque enfermée dans une architecture matérialisant le désir masculin, pourrait rejoindre l'extérieur, un monde dans lequel elle fait Peau neuve. Le sujet est traité chez Zoulikha Bouabdellah par le prisme d'une connaissance personnelle de l'histoire de l'art devenue familière, presque domestique : le musée d'Alger gardera finalement les œuvres après les accords d'Evian, faisant contexte politique pour la jeune artiste qui vit alors dans une société bannissant le corps. En passant du heimat (la "patrie" issu de pater) au heim (le "foyer") on y retrouverait ce "corps propre" ou "corps à soi" dont parle la philosophe Elsa Dorlin, fondement de toute autre propriété.
Les œuvres de Zoulikha Bouabdellah offrent la possibilité de quitter l'invisibilité comme stratégie de survie. Proposant une nouvelle géographie du désir, elles invitent à s'extraire du cadre pour bâtir un édifice commun, une nouvelle barbarie en tant que lieu de rêves réalisables.
Agnès Violeau, commissaire et critique d'art.
Janvier 2023
Ecranique 1 : Qui fait écran.
Extractiviste 2 : Action d'extraire une ressource naturelle qui ne se renouvelle pas.
Capitalocène 3 : Concept selon lequel les déréglements environnementaux (et par conséquent sociaux) ont pour point de départ le capitalisme et la productivité.
Barbare 4 : le concept de "l'autre" comme "barbare" - du grec "barbaros", "celui qui vit hors de chez moi".