Camille Pradon: Sol absolu
La galerie lilia ben salah présente Sol absolu, une exposition personnelle de l'artiste française Camille Pradon, du 31 mai au 16 septembre 2023.
Les éléments, et leur enchevêtrement, ont une présence singulière dans la pratique de Camille Pradon. Des traces de vent, d'eau, de minéraux, de combustion parsèment ses œuvres, rappelant combien ils façonnent nos milieux et nos existences en leur sein. Loin d'être arides, ses compositions minimalistes dégagent une sensorialité qui attire. L'artiste s'intéresse aux zones-contact et aux échanges de mémoires, de récits et de matières qui s'y réalisent. Pour explorer la notion de porosité[1], elle emprunte un large éventail de supports, du dessin à la photographie, l'image en mouvement ou la céramique. Cette approche d'apparence fragmentaire se noue autour du fil fragile, et essentiel, de l'apparition et de la disparition du langage et de l'image. Camille Pradon sonde avec poésie l'émerveillement qui se produit lorsque, dans une fulgurance, l'impossibilité de faire parole et de donner à voir se dissout et que surgit du sens.
À la façon d'un kaléidoscope, l'exposition Sol absolu rassemble des étapes d'une traversée au long cours, nous invitant à penser le déplacement entre plusieurs territoires, ainsi que l'interpénétration et la superposition de temporalités et de cultures. Jouant sur nos perceptions et sur l'architecture de la galerie, pareille à un vaisseau, Camille Pradon propose une immersion entre surface et profondeur, entre obscurité et lumière, au plus près de la vibration de l'image en train de se faire, dans la continuité d'explorations qu'elle mène depuis plusieurs années entre les rives méditerranéennes. L'écosystème qu'elle crée est rythmé par des formes organiques et des motifs récurrents, tels des cercles, lignes, amas nébuleux ou rhizomes.
Associant temps anciens et contemporains, l'artiste explore les strates de la pierre, la surface des sols, ou encore le lit de la mer. La fragmentation des récits, les déplacements de langues, de populations et de cultures, et la façon dont des cartographies intimes invisibles relient des territoires discontinus la fascinent, comme en son temps ils ont passionné le poète Lórand Gáspár, voyageur infatigable autour du noyau méditerranéen. Sa présence imprègne d'ailleurs le processus de recherche de l'artiste et l'exposition qui lui emprunte son titre gravé sur une sphère en marbre jaune de Chemtou. Comme lui, Camille Pradon cherche peut-être à « essuyer tendrement la buée, buée des buées, regarder par cette trouée maladroite la lente migration du paysage »[2]. L'exposition Sol Absolu offre « cette brèche ouverte par un son, un rapport de mots, une liaison d'images qui permet de voir là où on ne faisait que regarder. De respirer là où on ne faisait que discourir. »[3]
Dans la perspective de la galerie lilia ben salah, la vidéo Revif, de la série Bleu auquel nous appartenons (2020-21), se fond tout en transparence. En l'effleurant doucement, l'ombre de la main de l'artiste révèle une statue au marbre corrodé par la salinité provenant d'une cargaison d'œuvres antiques retrouvée immergée au large de Mahdia, Tunisie, et faisant aujourd'hui partie des collections du Musée du Bardo. Le corps omniprésent, et pourtant invisible, se révèle furtivement dans l'exposition à cette seule occasion. Le film dialogue avec les grandes photographies des Pierres de veille (2022), qui possèdent aussi une composante spectrale : des ombres géométriques se découpent dans l'éclat du jour pour mieux révéler l'érosion affectant les sols blanchis du cimetière marin de la ville. Les embruns de la mer proche attaquent lentement la chaux qui s'effrite, dévoilant des fissures. La notion d'interface prend corps dans cette nécropole où vie et mort se mêlent, comme dans l'espace muséal où se trouve le buste de Revif - passé et présent coexistant, ou encore dans les trois dessins de Radiance (2023). Le tracé original au pastel est recouvert de charbon, puis poncé, associant dans un même geste le surgissement de l'image et sa disparition. Le papier acquiert un relief qui pourrait autant évoquer la noirceur nocturne que la profondeur d'une grotte ou l'ombrage d'une forêt. Ici encore, la texture des dessins, dans lesquels pointent des formes colorées, porte la marque des éléments et du passage du temps.
Chez Camille Pradon, les surfaces sont en constante mutation, nourries par les recouvrements, et la matière n'est jamais inerte ni silencieuse, elle respire. Quelque chose de l'ordre du vivant transparaît dans la densité et le grain des photographies, des dessins et de la vidéo, mais aussi, et surtout, dans la présence rythmique des Anapnoï (2023) éparses dans la galerie. Ces céramiques semi-utilitaires et arborescentes sont inspirées des pneumatophores - racines aériennes qui permettent aux arbres de zones humides de respirer. Flottant sur les murs, elles engagent les corps du public, eux-mêmes réceptacles d'histoires et de mémoires. Au sous-sol de l'espace, une des céramiques accueille une création sonore inédite commandée à l'artiste Thea Soti, pensée comme une mélodie pour les éponges, formidables bio-indicateurs, et pour les personnes qui ont plongé et retenu leur souffle sous l'eau pendant des millénaires. La présence acoustique d'une musique « sous-marine » produit un effet d'intériorité et d'intimité accentué par les dessins des Charbonnières (2019-20) et la série photographique des Miroirs (2023). Les amas de combustible poudreux, martelés sur le papier fin au charbon, répondent aux photographies qui étudient, par un effet de hublot, l'absorption et la réflexion de la lumière par les flots. À la lisière entre l'eau et le verre scintillent des étoiles qui nous déroutent, regardons-nous les abysses ou les galaxies ?
Le jeu d'ombre et de lumière qu'affectionne Camille Pradon s'invite une dernière fois dans l'exposition avec la pièce Loin de leur jardin (2023) : un poème, inspiré par sa rencontre avec un écologue sur son expérience de plongée dans une grotte pariétale engloutie, se dédouble sur le mur. Ses vers nous embarquent ailleurs, signes de ramifications en déploiement. Les œuvres de l'exposition se font « Clartés solubles, clandestines. / Fourmillement dans les ombres engourdies, / portes, passages, alliances. »[4] On ne sort pas vraiment de Sol absolu, on y rentre comme dans un espace intime qui nous prépare à un nouveau départ, les sens encore imprégnés de sel sur la peau, du vent qui caresse les visages, du crépitement de l'eau vivante dans les oreilles.
Clelia Coussonnet, critique d'art
Mai 2023
Remerciements à :
Césaré, Centre national de création musicale
Centre Wallonie-Bruxelles
Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Écologie (IMBE)
Institut français de Tunisie - Maison de France à Sfax