A perte de vue
Quelques notes sur les visions de Fakhri El Ghezal
C'est un nouvel espace dans son atelier qu'ouvre Fakhri El Ghezal. Un atelier déjà multiple qu'il se plaît à ordonner par signature, comme pour mieux endosser l'habit d'une pratique. On connaît ainsi Fakhri Elghezal photographe et vidéaste de l'âpre réel ; plus au fonds, Ibrahim Matouss, peintre de l'existence brutale. Enfin, il écrit des mots, de brèves phrases comme on crache une insulte, et, par jeu de pseudonyme encore, il invoquait Oueld Halima.
On pourrait alors s'attendre à voir advenir, dans ce nouvel espace, un énième pseudonyme. Non. C'est simplement lui, ou plus essentiellement lui. Essentiellement, car il semble s'inscrire dans un lieu médian aux trois autres espaces de création. Un lieu où coexistent quelques choses de chacun des autres.
Pour saisir ses imbrications, quelques mots d'abord sur cette pratique qu'il déploie depuis 2020 dans ce nouvel atelier, pratique dont il présente ici quelques-unes des issues.
C'est d'abord un hasard. Un papier coloré est touché par l'eau de Javel qui vient décolorer la matière. Là où l'on verrait une perte, l'œil de l'artiste a vu un gain. La couleur a gagné en lumière. Sans doute, est-ce l'œil du photographe qui a vu dans cette chimie une révélation.
C'est ensuite un rituel qui s'installe dans la pratique de l'artiste. De manière répétée, sur un carnet ou sur une série d'un même papier, il inscrit une forme colorée sur laquelle il dépose de la pointe d'un feutre-pinceau, l'eau de javel qui s'insinue en la couleur encore humide pour y révéler les figures d'une dissolution.
L'artiste inscrit des formes ovoïdes monochromes. Tantôt en forme de feuille végétale ou ellipsoïde et tantôt ronde. Sur des supports réduits, la forme est seule. Sur des pans plus étendus, les formes sont répétées selon un ordre systématique dans certaines planches, de manière plus fluctueuse et libre dans certaines autres.
Dans le dialecte tunisien, « ouvrir la couleur » est la diluer. Elle traverse alors toutes les nuances pour aller vers sa perte. Cette violence chimique que l'artiste explore l'intéresse peut-être parce qu'elle « ouvre la couleur » par endroit sans perdre sa teneur par d'autres endroits. Dans un seul corps de couleur, s'offrent ensemble ses diverses nuances. Dans ces formes circonscrites, l'artiste semble quêter une ouverture. Si la forme est close par ses contours, la couleur est ouverte en sa matière. C'est dans le corps de la couleur que l'ouverture advient, que la lumière est.
On aurait pu croire au déploiement d'un simple jeu plastique où l'œil et la main jouissent de la révélation chimique qui prend possession de la couleur. Mais comment alors ce jeu est-il devenu un rituel que l'artiste cultive souvent et auquel il réserve un dispositif de travail entier, de l'étal, aux supports, aux couleurs jusqu'aux boîtes dans lesquels les papiers sont ordonnés et soigneusement rangés ? Ce doit alors être un jeu très sérieux. La nécessité quotidienne de se laisser absorber par le rituel trahit peut-être quelque chose de plus profond à retrouver dans les traces de cette pratique.
Sur les pages de ces carnets (2021-2022), des fragments d'arbres coupés par le cadrage du papier esquissés au feutre prolongent les motifs qui ont habité Ibrahim Matouss. En feuilletant ces séries, le motif de la feuille d'arbre vient naturellement. Il répète cette forme ; le motif devient le mobile ou ce qui meut la main et laisse l'esprit s'évader. Peu à peu, la main se laisse guider par le réel et la feuille ne se fait plus feuille. Se meut-elle en cercle ou s'allonge, elle est cellulaire. L'artiste évoque cette image, mais nous n'avons pu nous empêcher de prendre le mot et de laisser l'image pour en permettre d'autres.
Nous songeons d'abord à un court mais marquant épisode passé de l'artiste, un épisode carcéral. Fakhri Elghezal est-il jamais sorti de prison ? Aux yeux de la loi, il en est sorti. Mais c'est pour la retrouver sous ces autres formes. Dans ce réel, dans ce corps, dans l'espace et le temps qui nous contraignent. Le séquestré, dans sa cellule, cherche l'évasion, la lumière.
La forme est close. La matière est encore humide, liquide quand la chimie agit, quand tout cela se mêle. La cellule prend vie dans l'espace circonscrit. Et dans cette vie, l'artiste pose ses touches d'eau de Javel qui ouvrent dans la couleur des voies de lumière. Dans cette cellule fermée, l'évasion est possible.
L'autre image vient compléter les évocations du rituel, du méditant.
La cellule est cette fois refuge pour le méditant qui répète les gestes, les scansions pour appeler la révélation. Dans les mouvements des acqueux, la couleur se défait et amène la lumière à se mêler organiquement au corps coloré. Dans ce refuge clos, l'être s'évade en trouvant sa lumière.
Ces images de la cellule carcérale et de celle de la retraite méditative ne viennent pas toutes seules. Elles prennent racine plus en amont dans le travail de l'artiste où le soleil se faisait paradoxe : il est ce que cherche désespérément des yeux le séquestré. Mais il est aussi cette vérité que l'on ne peut voir en face sans être aveuglé.
Dans le clos de la cellule, dans les essais constellés ou les astres perdus, une même quête semble habiter : celle de voir se révéler la lumière. Les plasticités que présente l'artiste ne sont pas seulement à voir, elles appellent à l'arrêt, à prendre le temps de saisir ce moment où nos yeux fermés s'entrouvrent au monde. Cet instant de révélation où nos paupières s'entrebâillent pour qu'une lumière point. Cet instant où l'on voit la lumière rougie par le sang derrière nos paupières, et ce sont les astres perdus. Cet instant où par la fente, la lumière apparaît en points diffus, et ce sont les constellations. Cet instant enfin où la lumière s'engouffre en se diffractant dans la fente d'yeux sur le point de voir. Cet instant de notre naissance au réel, où nous sommes enfin, à perte de vue. Libre.
Mohamed-Ali Berhouma, Tunis, mai 2024
-
lilia ben salah est heureuse de présenter « D’eaux, de graines et de particules lumineuses », la première exposition à la galerie de Fakhri El Ghezal.
Fakhri El Ghezal (né en 1981, à Akouda en Tunisie) est un artiste plasticien
et cinéaste indépendant tunisien dont la pratique inclut la photographie argentique, la vidéo, la peinture, le dessin, la calligraphie ainsi que des hybridations entre ces médiums. Dans l'œuvre de El Ghezal, "il s'agit toujours de la lumière, de la manifestation par la lumière et dans la lumière ",1 qui lui permet de faire surgir une mémoire enfouie, de donner à voir des traces révolues et révélées.
Pour son exposition à la galerie, intitulée « D'eaux, de graines et de particules lumineuses », Fakhri El Ghezal révèle un récit transversal composé de dessins où la mémoire se manifeste par des apparitions lumineuses faites de chimie et de pigments. Utilisant eau de javel et encre, ces « visions-révélations » émergent sous forme d'affleurements et de superpositions de séquences. Elles forment entre elles des dialogues et manifestent des bribes de souvenirs de l'expérience carcérale qu'a vécue l'artiste et des confinements dus à la pandémie du Coronavirus. Dans ces moments d'enfermement, ces œuvres expriment une solitude partagée, un retour à une matérialité et à une proximité qui permettent l'évasion.
La naissance de cette pratique est due à un « accident plastique », de la rencontre de l'eau de javel avec du papier coloré. De cet évènement, et par sa réitération, l'artiste en tire une démarche singulière. Dans un temps d'auto-résidence, la répétition du mouvement et du motif lui permet de trouver une forme de paix. A la manière d'un chapelet de prière, la récurrence du geste mène à une sorte de perdition méditative, accompagnée par le procédé de la javel qui révèle la lumière et questionne l'aléatoire.
Les œuvres présentées dans cette exposition et datées des années post-covid, s'inscrivent à la fois dans une continuité et dans une évolution de la pratique de l'artiste. L'encre, telle une émulsion photographique révélatrice est altérée par la chimie de la javel, qui grignote la couleur, permettant le dévoilement de cartographies et de réseaux qui nous amènent, comme par les tubes des phloèmes remplis de sève, dans l'univers de la pensée. Dans une sorte de travelling avant, l'exposition donne à voir une évolution de ces formes sur papier : de tâches organiques sur petits formats, la technique s'étend pour devenir des nuées de feuilles sur grands formats. Sur les pages arrachées des carnets de l'artiste disposées en réseau, on lit le développement de ce procédé aléatoire qui finit par former des visions presque psychédéliques. En multipliant les éléments végétaux, les tâches, les formes et évocations celluloïdales, l'artiste créé une sorte de récit cinématographique. Les œuvres sont regroupées par séquences, qui s'animent dans le regard de leur spectateur. Dans un jeu avec l'espace qui s'inverse, on descend au sous-sol de la galerie pour y voir des constellations lumineuses. L'ensemble des œuvres ainsi exposées, regardées en zoom arrière, forme un réseau nucléaire qui s'organise autour d'une technique et d'une matérialité graphique.
Le travail de Fakhri El Ghezal a été présenté dans de nombreux festivals, foires et expositions internationales, dont les Rencontres africaines de la photographie à Bamako, la Documenta 15 de Kassel, le New Museum à New York, le MUCEM à Marseille ainsi que le centre d'art vivant de Tunis. Il a participé́ aux Rencontres cinématographiques de Carthage en Tunisie, au Locarno Film Festival en Suisse et au festival du court-métrage de Clermont- Ferrand en France.
-
-
Fakhri El Ghezal, Fossiles 2 , 2024View more details
-
Fakhri El Ghezal, Feuilles B, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Errance, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Fossiles 5, 2024View more details
-
Fakhri El Ghezal, Migration 3, 2024View more details
-
Fakhri El Ghezal, Migration 4, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Migration 1, 2O24View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 18 , 2024View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 19, 2024View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 13, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 14, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 15, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 16, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 7, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 8, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 9View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 10, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 1 , 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 2, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 3, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus 4, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Astres perdus A2, 2023View more details
-
Fakhri El Ghezal, Métamorphoses 3, 2024View more details
-
Fakhri El Ghezal, Migration 2, 2024View more details
-
-